LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 2 juillet 2019 par le Conseil d'État (décision n° 429742 du 1er juillet 2019), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour l'Association française des entreprises privées par Mes Stéphane Austry et Sarah Dardour-Attali, avocats au barreau des Hauts-de-Seine, et Me Gauthier Blanluet, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2019-804 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le livre des procédures fiscales ;
- la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour l'association requérante par Mes Austry, Blanluet et Dardour-Attali, enregistrées le 23 juillet 2019 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 24 juillet 2019 ;
- les secondes observations présentées pour l'association requérante par Mes Austry, Blanluet et Dardour-Attali, enregistrées le 1er août 2019 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Mes Austry et Blanluet pour l'association requérante et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 17 septembre 2019 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L'article L. 228 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction résultant de la loi du 23 octobre 2018 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« I. - Sans préjudice des plaintes dont elle prend l'initiative, l'administration est tenue de dénoncer au procureur de la République les faits qu'elle a examinés dans le cadre de son pouvoir de contrôle prévu à l'article L. 10 qui ont conduit à l'application, sur des droits dont le montant est supérieur à 100 000 € :
« 1° Soit de la majoration de 100 % prévue à l'article 1732 du code général des impôts ;
« 2° Soit de la majoration de 80 % prévue au c du 1 de l'article 1728, aux b ou c de l'article 1729, au I de l'article 1729-0 A ou au dernier alinéa de l'article 1758 du même code ;
« 3° Soit de la majoration de 40 % prévue au b du 1 de l'article 1728 ou aux a ou b de l'article 1729 dudit code, lorsqu'au cours des six années civiles précédant son application le contribuable a déjà fait l'objet lors d'un précédent contrôle de l'application des majorations mentionnées aux 1° et 2° du présent I et au présent 3° ou d'une plainte de l'administration.
« L'administration est également tenue de dénoncer les faits au procureur de la République lorsque des majorations de 40 %, 80 % ou 100 % ont été appliquées à un contribuable soumis aux obligations prévues à l'article LO 135-1 du code électoral et aux articles 4 et 11 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, sur des droits dont le montant est supérieur à la moitié du montant prévu au premier alinéa du présent I.
« L'application des majorations s'apprécie au stade de la mise en recouvrement. Toutefois, lorsqu'une transaction est conclue avant la mise en recouvrement, l'application des majorations s'apprécie au stade des dernières conséquences financières portées à la connaissance du contribuable dans le cadre des procédures prévues aux articles L. 57 et L. 76 du présent livre.
« Lorsque l'administration dénonce des faits en application du présent I, l'action publique pour l'application des sanctions pénales est exercée sans plainte préalable de l'administration.
« Les dispositions du présent I ne sont pas applicables aux contribuables ayant déposé spontanément une déclaration rectificative.
« II. - Sous peine d'irrecevabilité, les plaintes portant sur des faits autres que ceux mentionnés aux premier à cinquième alinéas du I et tendant à l'application de sanctions pénales en matière d'impôts directs, de taxe sur la valeur ajoutée et autres taxes sur le chiffre d'affaires, de droits d'enregistrement, de taxe de publicité foncière et de droits de timbre sont déposées par l'administration à son initiative, sur avis conforme de la commission des infractions fiscales.
« La commission examine les affaires qui lui sont soumises par le ministre chargé du budget. Le contribuable est avisé de la saisine de la commission qui l'invite à lui communiquer, dans un délai de trente jours, les informations qu'il jugerait nécessaires.
« Le ministre est lié par les avis de la commission.
« Un décret en Conseil d'État fixe les conditions de fonctionnement de la commission.
« Toutefois, l'avis de la commission n'est pas requis lorsqu'il existe des présomptions caractérisées qu'une infraction fiscale a été commise pour laquelle existe un risque de dépérissement des preuves et qui résulte :
« 1° Soit de l'utilisation, aux fins de se soustraire à l'impôt, de comptes ouverts ou de contrats souscrits auprès d'organismes établis à l'étranger ;
« 2° Soit de l'interposition de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable établis à l'étranger ;
« 3° Soit de l'usage d'une fausse identité ou de faux documents au sens de l'article 441-1 du code pénal, ou de toute autre falsification ;
« 4° Soit d'une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l'étranger ;
« 5° Soit de toute autre manœuvre destinée à égarer l'administration.
« Cette commission est également chargée de donner un avis à l'administration lorsque celle-ci envisage de rendre publiques des sanctions administratives, en application de l'article 1729 A bis du code général des impôts ».
2. L'association requérante reproche à plusieurs titres à ces dispositions d'instaurer des différences de traitement inconstitutionnelles. En premier lieu, elle considère injustifiée la distinction établie entre les contribuables pour lesquels l'administration est tenue de dénoncer au procureur de la République des faits susceptibles de caractériser le délit de fraude fiscale et les autres contribuables. En deuxième lieu, en prévoyant que cette dénonciation, qui ne requiert pas l'avis conforme de la commission des infractions fiscales, dépend de l'application par l'administration de certaines pénalités fiscales, ces dispositions subordonneraient le bénéfice de la garantie que constitue cet avis à l'appréciation discrétionnaire de l'administration. En troisième lieu, en retenant également, comme critère de dénonciation obligatoire, le montant des droits éludés, elles établiraient une différence de traitement injustifiée entre les sociétés bénéficiaires et déficitaires. En dernier lieu, une autre différence de traitement inconstitutionnelle serait établie entre les sociétés contribuables ayant fait l'objet d'une majoration de 40 % en situation de réitération, selon qu'elles appartiennent ou non à un groupe fiscalement intégré. Il en résulterait une méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et devant la procédure pénale. Par ailleurs, l'association requérante dénonce une méconnaissance du principe de personnalité des peines.
3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa et les 1° à 3° du paragraphe I de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales.
4. Selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Son article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». S'il est loisible au législateur, compétent pour fixer les règles de la procédure pénale en vertu de l'article 34 de la Constitution, de prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales.
5. Les dispositions contestées du paragraphe I de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales imposent à l'administration de dénoncer au procureur de la République les faits qu'elle a examinés dans le cadre de son pouvoir de contrôle et qui l'ont conduite à appliquer, sur des droits d'un certain montant, une pénalité fiscale. Pour les autres faits, l'administration ne peut déposer plainte que sur avis conforme de la commission des infractions fiscales.
6. En premier lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu soumettre systématiquement au procureur de la République, aux fins de poursuites pénales, les faits de fraude fiscale les plus graves dont a connaissance l'administration. À cette fin, il a retenu comme critères de dénonciation obligatoire le fait que les droits éludés sont supérieurs à 100 000 euros et qu'ils sont assortis de l'une des pénalités prévues dans les cas suivants : l'opposition à contrôle fiscal ; la découverte d'une activité occulte faisant suite à une omission déclarative ; l'abus de droit ou les manœuvres frauduleuses constatés au titre d'une insuffisance de déclaration ; la rectification à raison du défaut de déclaration d'avoirs financiers détenus à l'étranger ; la taxation forfaitaire à partir des éléments du train de vie en lien avec des trafics illicites ou, en cas de réitération, le défaut de déclaration dans les trente jours suivant la réception d'une mise en demeure, le manquement délibéré ou l'abus de droit, dans l'hypothèse où le contribuable n'a pas eu l'initiative principale de cet abus ou n'en a pas été le principal bénéficiaire. Ces critères, objectifs et rationnels, sont en lien avec le but poursuivi par le législateur.
7. En deuxième lieu, l'administration est soumise, pour l'application des pénalités fiscales correspondant aux agissements précités, au respect des principes de légalité et d'égalité.
8. En dernier lieu, d'une part, les sociétés contribuables dont le résultat apparaît bénéficiaire ne sont pas dans la même situation que celles déficitaires dont les manquements ne causent pas de préjudice financier au Trésor public. De ce fait, ces manquements n'entrent pas dans les catégories retenues par le législateur pour définir les cas de fraude fiscale les plus graves appelant une transmission automatique au parquet.
9. D'autre part, le caractère réitéré des manquements des contribuables faisant l'objet d'une majoration de 40 % pour certaines omissions ou insuffisances déclaratives ne pouvant être établi qu'à l'égard d'un même contribuable, les sociétés membres d'un groupe fiscalement intégré, au sein duquel chaque société demeure contribuable, ne sont pas traitées différemment des autres sociétés.
10. Il résulte de ce qui précède que, en retenant les critères de dénonciation obligatoire précités, le législateur n'a pas instauré de discrimination injustifiée entre les contribuables.
11. Par ailleurs, dès lors que les dispositions contestées instituent un mécanisme de dénonciation de plein droit au procureur de la République, l'absence d'avis conforme de la commission des infractions fiscales, qui a pour objet de filtrer parmi les dossiers transmis par l'administration ceux justifiant effectivement des poursuites pénales, ne prive les contribuables d'aucune garantie.
12. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées ne portent pas atteinte au principe d'égalité devant la procédure pénale. Ces dispositions qui ne méconnaissent ni le principe de personnalité des peines, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Le premier alinéa et les 1° à 3° du paragraphe I de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, sont conformes à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 26 septembre 2019, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT.
Rendu public le 27 septembre 2019.